DU RIFIFI DANS LE BINAIRE : LA POSITION DE ME ANDRE JACQUIN


Tohu-bohu autour du loyer binaire : quelle compétence et quel pouvoir pour le juge ?

A L’OUEST RIEN DE NOUVEAU [1]

Le loyer binaire a toujours fait couler beaucoup d’encre. Son évolution récente encore plus, alimentant la controverse. Devant la décision récente de la Cour de cassation (mai), puis les décisions du tribunal judiciaire de Paris (février et juillet), Me André Jacquin estime qu’il ne faut pas aller trop loin dans l’interprétation de l’évolution de la jurisprudence. De son point de vue, la compétence du juge des loyers est devenue certaine. En revanche, le pouvoir du juge reste, lui, incertain.

Par Me André Jacquin, avocat à la Cour (Jacquin-Maruani&Associés)

Il semble que la jurisprudence récente, plus qu’une révolution, soit une simple évolution et mise au point.

1°) La Cour de cassation, dans sa décision très importante du 30 mai 2024 (n°22-16447), publiée au Bulletin et destinée à être publiée au Rapport annuel de la Cour de cassation, considère que le juge des loyers commerciaux est compétent dans tous les cas de figure pour connaître des litiges entre bailleurs et locataires relativement à la fixation des loyers de renouvellement, y compris au titre des baux comportant une clause de loyer binaire, ce qui marque à l’évidence une évolution de la jurisprudence.

En effet, préalablement et aux termes de la jurisprudence dite Théâtre Saint-Georges du 10 mars 1993, la Cour de cassation avait considéré que dès lors que le bail comportait une clause de loyer binaire, le loyer de renouvellement ne pouvait être fixé qu’en fonction des modalités prévues contractuellement, ce qui voulait dire qu’à défaut de dispositions contractuelles, le loyer ne pouvait pas être fixé par le juge, qui se déclarait alors incompétent.

On notera que cette jurisprudence a fait l’objet d’une première évolution. Aux termes de l’arrêt Marveine, la Cour de cassation du 3 novembre 2016 (n°15-16826 et 15-16827) avait considéré que, dès lors que les parties attribuaient contractuellement compétence au juge des loyers commerciaux pour fixer le loyer de renouvellement (loyer minimum garanti dans l’hypothèse d’un bail comportant une clause de loyer binaire), le juge des loyers commerciaux était nécessairement compétent, conformément à la volonté des parties.

L’arrêt du 30 mai 2024 marque donc une nouvelle évolution, puisque dans le cas d’espèce, le bail ne prévoyait aucune disposition quant à la fixation du loyer de renouvellement. C’est ainsi que le tribunal et la cour d’appel avaient pu considérer, en conformité des jurisprudences précédentes, que le juge des loyers commerciaux ne pouvait fixer le loyer de renouvellement, l’action du bailleur étant dès lors irrecevable.

La Cour de cassation censure cette décision :

• considérant d’une part que l’article R.145-23 du Code de commerce donnant compétence au juge des loyers commerciaux pour fixer le loyer de renouvellement, celui-ci était compétent pour fixer le loyer de renouvellement dans tous les cas, y compris en présence d’un bail comportant une clause de loyer binaire, de sorte que l’action du bailleur ne pouvait être déclarée irrecevable, l’opposition du preneur à la procédure ne s’analysant pas en une fin de non-recevoir, mais en une défense au fond,

• considérant d’autre part qu’il convenait que les juges ne s’arrêtent pas à la lettre du bail, mais recherchent la commune intention des parties quant à la fixation du loyer minimum garanti en renouvellement, en prenant en considération le cas échéant, des éléments extrinsèques. 

A cet égard, les renouvellements précédents de ce bail avaient fait l’objet, soit de renouvellements amiables, soit de renouvellements judiciaires ; par ailleurs, dans son premier mémoire, le preneur n’avait soulevé aucune contestation. C’est ainsi que la Cour de cassation a pu conclure : «dès lors même, en l’absence d’une clause expresse de recours au juge des loyers commerciaux, il appartient à celui-ci, lorsqu’il est saisi du moyen de défense au fond énoncé aux paragraphes 17 et 18 (de l’arrêt), de rechercher cette volonté commune contraire, soit dans le contrat, soit dans des éléments extrinsèques».

Dans l’espèce soumise à la Haute juridiction, celle-ci a considéré que le bail avait fait l’objet précédemment de plusieurs renouvellements, dont au moins un avait été fixé judiciairement. Elle a pu en déduire que les parties avaient eu la volonté de fixer le loyer minimum garanti en renouvellement selon la valeur locative. Par cette décision, la Cour de cassation élargit très fortement la compétence du juge des loyers commerciaux ; et c’est heureux.

2°) A la suite de cette décision, un jugement a été rendu le 24 juillet 2024 par le tribunal judiciaire de Paris (n° RG 23/02404), lequel a fait l’objet d’une abondante doctrine, les preneurs semblant considérer que ce jugement donnait au juge des loyers commerciaux la possibilité d’appliquer la révision triennale de l’article L.145-38 du Code de commerce aux loyers, dans l’hypothèse de baux comportant une clause de loyer binaire, contrairement à la jurisprudence antérieure.

Les faits se présentaient de la manière suivante :

Un preneur demandait la révision à la baisse du loyer minimum garanti, en application des dispositions de l’article L.145-38 du Code de commerce. Le bailleur s’y opposait en prenant en considération le fait que le bail comportait une clause de loyer binaire et qu’en conséquence, le juge des loyers commerciaux n’était pas compétent pour statuer sur cette demande de révision triennale, puisqu’il semble que le bail ne lui avait pas donné compétence pour fixer le loyer révisé.

Néanmoins, le bail comportait une clause particulière ainsi rédigée (in fine de la clause d’indexation) : «Nonobstant la clause d’indexation ci-dessus, les parties restent fondées à voir réviser le loyer en application des dispositions d’ordre public des articles L.145-37 et L.145-38 du Code de commerce.» Par ailleurs, aux termes d’un autre article du bail, concernant le loyer du bail renouvelé, les parties étaient convenues que «le loyer minimum garanti sera fixé à la valeur locative des locaux loués telle que définie à l’article L.145-33 du Code de commerce, appréciée au jour de la prise d’effet du bail renouvelé …»

C’est en considération précise que le tribunal a pu conclure : «par conséquent, il convient de constater que par une disposition expresse, les parties ont entendu se conformer aux règles légales de révision du loyer, de ne pas exclure la compétence du juge des loyers commerciaux, en cohérence avec la clause expresse attribuant compétence au juge des loyers commerciaux pour la fixation du loyer minimum garanti lors du renouvellement du bail …»

On doit donc déduire de l’arrêt de la Cour de cassation du 30 mai 2024, ainsi que de cette décision, que :

1°) le juge des loyers commerciaux est toujours compétent pour fixer le loyer renouvelé ou révisé, y compris en présence d’un bail comportant une clause de loyer binaire,

2°) si le bail le prévoit expressément, le juge peut fixer le loyer du bail révisé en fonction des dispositions de l’article L.145-38 du Code de commerce.

En l’état, il ne nous parait pas sérieux de considérer qu’en l’absence d’une disposition expresse du bail, le juge des loyers commerciaux pourrait fixer un loyer révisé sur le fondement de l’article L.145-38 du Code de commerce, car une telle fixation ne résulterait pas de la commune intention des parties.

Du reste, par une autre décision récente du tribunal judiciaire de Paris du 9 février 2024 (n°23/03656), certes antérieure à l’arrêt de Cassation du 30 mai 2024, le juge, en présence d’une demande de révision à la baisse du locataire, avait débouté ce dernier de sa demande avec la motivation suivante : «Il sera donc constaté que les parties ont fait le choix d’un loyer binaire échappant au statut des baux commerciaux et empêchant en conséquence le juge des loyers commerciaux auquel aucune clause contractuelle n’attribue compétence, d’intervenir pour fixer le prix du bail révisé en application des articles l’article L.145-37 et suivants du Code de commerce».

Ainsi, en présence d’une clause de loyer binaire, il semble bien qu’un tel loyer échappant au statut des baux commerciaux et n’étant régi que par la convention des parties, la jurisprudence antérieure écartant la révision triennale, doit être maintenue. Il en va évidemment différemment si la convention des parties prévoit expressément la possibilité de révision triennale.

Bref : à l’ouest, «rien de nouveau».

1. Roman d’Erich Maria Remarque, 1929.


 

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