V. CHABAULT : RENDRE AU COMMERCE LA DIGNITE INTELLECTUELLE QU’IL MERITE

18 juin 2025


Le commerce est partout, c’est-à-dire en bas de chez soi, en périphérie, dans les gares, dans le métro ou dans sa poche avec son téléphone… et à la fois nulle part : invisible des politiques, incompris de l’administration et, malheureusement, ignoré d’une grande part du champ de la recherche. C’est un tort, nous explique Vincent Chabault, professeur de sociologie à l’Université Gustave Eiffel, auteur de Sociologie du commerce (Armand Colin, 2024), tant il est un reflet presque exact et instantané de la société dans laquelle nous évoluons.

Ce n’est pas aux lecteurs et aux lectrices de La Correspondance de l’enseigne que je vais apprendre que le commerce de détail est une activité centrale de nos économies et de notre quotidien. Près de 2.2 millions d’actifs travaillent dans les entreprises du secteur. Ses lieux sont fréquentés à la hauteur de vingt-trois minutes par jour en moyenne par chaque individu. Son univers est régulièrement représenté au cinéma, dans la littérature classique – dès 1883 par Zola – et il fait de plus en plus son apparition dans la littérature contemporaine, chez Michel Houellebecq, chez Annie Ernaux.

 Il a toutefois peu attiré l’attention des sciences sociales. Si la boutique n’est plus un « continent vierge », comme le déplorait l’historien Alain Faure il y a plus de quarante ans, les travaux scientifiques sont d’un nombre limité et ont été conduits tardivement. Parmi les sciences sociales, la sociologie n’a pas fait de ce secteur un domaine de recherche délimité et reconnu comme c’est le cas pour l’école, le sport ou les pratiques culturelles. Il a pu souvent figurer à l’arrière-plan d’analyses consacrées au travail, à l’emploi, à la ville mais il a moins été étudié en tant que tel. 

Une insensibilité scientifique regrettable

Plusieurs chercheurs ont déploré cette insensibilité scientifique et ont avancé de multiples raisons.

Le commerce est tout d’abord une activité mal considérée. L’historienne Natacha Coquery souligne le mépris persistant envers un secteur jugée indigne d’étude. Au-delà de l’activité, le manque de recherche n’est pas sans lien avec leur mauvaise réputation. La profession aurait été attirée par des mouvements fascistes et réactionnaires tout au long du XXème siècle : les années 1930 et leurs ligues nationalistes et antisémites, l’épisode de Vichy et son discours pro-artisanal, le mouvement Poujade défiant l’État.

Si l’image des commerçants a évolué, force est de constater que l’activité ne constitue pas (encore) un secteur attractif. La profession manque de noblesse et attire très peu d’étudiants. Au sein des écoles de commerce, rebaptisées – et c’est un signe supplémentaire du manque de reconnaissance – aujourd’hui des business schools, les étudiants désertent depuis longtemps les filières « distribution » au profit de celles de la finance pour les hommes, et du luxe ou du marketing pour les femmes.

Au mieux les jeunes étudiants réalisent un stage dans la distribution pour finaliser leur cursus afin d’y acquérir une expérience témoignant de leur détermination professionnelle. Aujourd’hui, seule la figure des néo-commerçants reconvertis semble jouir d’une image positive. C’est la figure du cadre en quête de sens.

Cette insensibilité scientifique apparait préjudiciable pour plusieurs raisons. Elle permet de voir perdurer toute une série de clichés réducteurs et repris à l’envi. Le petit commerce illustrerait le bien, le grand désignerait le mal. Elle conduit aussi à laisser une large place à des enquêtes journalistiques, parfois à charge et à des analyses et des témoignages de nature pamphlétaire, allant jusqu’à constituer un genre littéraire à part.

Enfin, si les travaux historiques se sont multipliés, d’abord sur les grands magasins puis sur la distribution, les développements du commerce moderne n’ont été longtemps connus que par « le récit enjolivé des réussites individuelles », valorisant le seul talent visionnaire de dirigeants particulièrement bien inspiré ; des récits sans évoquer les travailleurs et les travailleuses du secteur ou les dynamiques organisationnelles.

L’indispensable étude du commerce, point d’observation de la vie sociale

Plutôt tardives, les recherches sociologiques consacrées directement à ce secteur ont principalement traité deux thèmes : les courses et le travail dans la grande distribution (et même uniquement, le poste de caissière pour lequel la littérature est foisonnante).

Le commerce constitue toutefois un terrain d’investigation plus large. D’autres angles ont été examinés comme les innovations en matière de vente, le lien entre les cultures marchandes et les formes de distribution, les représentations du client, les interactions sociales inséparables de l’échange économique, les règles en matière d’urbanisme commercial qui définissent les espaces marchands et les liens entre le commerce et le territoire.

Par ailleurs, les grandes surfaces alimentaires n’ont pas été les seuls espaces marchands étudiés. Les marchés de plein-vent, les commerces artisanaux, les librairies, les pharmacies d’officine, les bazars, les échoppes du métro, les petits commerces ambulants, les centres commerciaux mais aussi les sex-shops ont fait l’objet d’enquêtes sociologiques.

L’étude approfondie du secteur nécessite de se pencher sur plusieurs de ses aspects, ce qui démontre son caractère central dans notre économie et dans notre vie sociale : le travail, l’emploi, les techniques marchandes, la consommation, l’urbanisme, le droit.

Plus largement, il faut considérer le commerce de détail comme le produit de relations entre divers éléments : les innovations apportées au mouvement de circulation des marchandises et des services, les cultures de consommation, les relations sociales, le travail et les travailleurs du secteur, les réglementations et l’action publique, le territoire.

L’ambition intellectuelle qui fut la nôtre lors de la rédaction de notre Sociologie du commerce consistait, au-delà du projet de synthèse ordonnée des connaissances produites, de rendre au commerce la dignité scientifique qu’il mérite en insistant notamment sur sa dimension sociale ; le sens économique du mot « commerce » ne devant pas masquer la composante relationnelle de l’activité.

Le commerce est aussi un lieu social où se structurent des liens fugaces ou plus durables, essentiels à la cohésion sociale, un lieu qui sert de cadre à la construction identitaire en ce qu’il permet l’acculturation à des normes esthétiques et des cultures matérielles, un lien enfin où se cristallisent des émotions et des souvenirs comme l’a très bien montré le livre bref d’Annie Ernaux consacré à son hypermarché Auchan de Cergy-Pointoise.

L’activité des commerces déborde du cadre économique et c’est pour cette raison que ces lieux doivent faire l’objet d’un examen continu. Étudier le commerce, c’est étudier la société.