Dire que les affaires sont difficiles n’est pas une prise de risque considérable. Alors que les panels des fédérations de commerçants empilent, dans un contexte politique et international angoissant, les variations à la baisse, il est moins facile, dans cette période où une chatte n’y retrouverait pas ses petits, de trier le bon grain de l’ivraie. Quelle est la part, dans ce recul des ventes, de la déconsommation, de la peur du lendemain, d’un portefeuille qui crie famine ou tout simplement d’une envie d’ailleurs ? Co-fondateur de l’ObSoCo, professeur émérite d’économie à l’université Paris Cité, Philippe Moati analyse pour nous les ressorts de la consommation française en période de crise.
Depuis 3 ans, après les perturbations provoquées par la crise sanitaire, la consommation des ménages progresse à un rythme inférieur à celui de la croissance de la masse de pouvoir d’achat. Mécaniquement, cela se traduit par une progression du taux d’épargne. Ce dernier, qui durant des décennies gravitait entre 15 % et 16 %, non seulement n’est pas revenu à ce niveau après l’épargne forcée produite par les confinements, mais il ne cesse de progresser pour atteindre 18,9 % au deuxième trimestre 2025. Comment interpréter une telle évolution qui défie les modèles des macroéconomistes ?
D’abord, rappelons une évidence : la propension à épargner est croissante avec le niveau de revenu des ménages. Selon l’INSEE, en mars 2025, seulement 43 % des personnes interrogées affirmaient « mettre de l’argent de côté ». Cette part s’élève à près de 70 % chez les 25 % les plus riches, alors qu’elle n’est que de moins de 20 % chez les 25 % les plus pauvres. En revanche, chez ces derniers, un peu plus de 40 % déclarent boucler tout juste leur budget et autant devoir tirer sur leurs réserves ou s’endetter. Et alors que la part des ménages aisés qui déclarent épargner s’inscrit sur une tendance à la hausse, c’est celle des ménages affirmant devoir tirer sur leurs réserves et s’endetter qui progresse chez les plus pauvres. Cette dichotomie se retrouve dans la dynamique du pouvoir d’achat.
Entre 2021 et 2025, le pouvoir d’achat des ménages (par unité de consommation) s’est accru de 4,4 %. Mais la désagrégation des données globales révèle que la hausse du pouvoir d’achat s’est concentrée sur les catégories aisées, celles qui notamment bénéficient de revenus du patrimoine. Les plus modestes, eux, ont vu dans l’ensemble leur niveau de vie se dégrader. Le niveau des inégalités en France s’est donc accru de même que le taux de pauvreté, ce dont peuvent témoigner sur le terrain les associations caritatives.
On trouve donc d’un côté, une part significative des Français qui peinent à boucler leurs fins des mois. Selon notre baromètre trimestriel « Intentions et pouvoir d’achat », en septembre, 39 % des Français interrogés (et beaucoup plus chez les plus modestes) déclaraient être confrontés à une contrainte budgétaire forte ou très forte, une part en augmentation de 3 points par rapport à juin. Dans le détail, on observe que, au cours des dernières années, c’est au sein des classes moyennes – les classes moyennes inférieures en particulier – que la proportion de personnes déclarant un fort ou très fort niveau de contrainte budgétaire a le plus progressé. Toujours en septembre, 36 % des Français affirmaient devoir s’imposer de fortes ou très fortes restrictions sur les dépenses alimentaires pour des raisons financières. On comprend donc que, pour composer avec la contrainte, ce soit le règne de la « débrouille », la descente en gamme (les premiers prix), l’exploitation des promotions, la fréquentation assidue des discounters, déstockeurs et autres sites de vente en ligne à prix cassés, le recours à l’achat à la vente sur le marché de la seconde main… Rien de bien nouveau pour les plus pauvres ; les consommateurs des classes moyennes sont susceptibles de le vivre comme un déclassement.
De l’autre côté, les ménages aisés bénéficient d’une évolution favorable de leur pouvoir d’achat et accumulent de l’épargne. Les confinements, en les privant de restaurants, de sorties, de voyages… – les avaient contraints à une épargne forcée. Depuis, la dynamique du taux d’épargne continue de faire grossir ce stock d’argent mis de côté. L’OFCE a estimé à 270 milliards d’euros le supplément d’épargne accumulé à fin 2024 par rapport à son niveau de 2019. Un pactole que les marques et les enseignes aimeraient bien voir dépensé !
Le fossé se creuse donc au sein de la société française, un fossé qui alimente la dualisation sur les marchés de consommation. Le top 10 des enseignes (hors grande distribution) dans lesquelles les Français développent le plus leur dépenses, que Circana a récemment rendu public pour le premier semestre 2025, illustre cet approfondissement de la dualisation : on y voit l’alternance d’enseignes que l’on qualifiera pour simplifier de « chères » et d’enseignes à bas prix : 1- Leroy Merlin, 2 – Temu, 3 – Grand Frais, 4 – Hello Fresh, 5 – Shein, 6 – Jow, 7 – Le Bon Coin… Et un fossé qui contribue à l’atonie de la consommation des ménages. Une manière simple de relancer la consommation : prendre aux seconds pour donner aux premiers ! Une autre piste : convaincre les épargnants de dépenser.
Evidemment, le maintien du taux d’épargne à un haut niveau historique interroge. L’enquête de l’INSEE confirme l’intuition : l’épargne de précaution est le premier motif déclaré. Cette prudence est à mettre en parallèle de l’accumulation des facteurs d’incertitude et d’inquiétude, dont l’anticipation des restrictions budgétaires qui se traduiront d’une manière ou d’une autre, par des atteintes au pouvoir d’achat. Je suis cependant tenté d’y voir aussi une certaine panne de la libido consommatoire.
Dans notre baromètre, nous demandons à un échantillon représentatif de Français de noter de 0 à 10 leur « désir actuel de consommation, leur envie de se faire plaisir en réalisant des achats ». En septembre, la moyenne s’établit à 5,1. Elle s’élevait à 5,5 en septembre 2024 et même à 6,2 en septembre 2021. De même, invités à noter de 0 à 10 l’intensité de leurs besoins ou envies à l’échelle de 24 postes de dépenses, la moyenne est de seulement 3,1. L’atonie du désir de consommer se retrouve dans les données de l’INSEE sur l’évolution de la consommation de biens : la courbe, en volume, est plate depuis plus de 2 ans, à un niveau proche de celui que l’on enregistrait au début des années 2010.
Il est encore trop tôt pour livrer une explication définitive de ces constats. S’agit-il des conséquences d’un contexte conjoncturel économique, politique, géopolitique… défavorable ? Ou bien, est-ce la manifestation de l’atteinte des limites du modèle de consommation dominant, d’une tendance de fond qui témoigne de l’amorce d’un changement de modèle ? Certains seraient tentés d’y voir l’effet d’une prise de distance à l’égard des sirènes de l’hyperconsommation, motivée par la conscience des dégâts collatéraux sociaux et environnementaux. C’est possible, mais peu crédible au vu du recul de l’ensemble des indicateurs de sensibilité environnementale des Français et de celui de la position des considérations éthiques dans la hiérarchie des critères d’achat. Je serai plutôt tenté d’y voir la combinaison d’une saturation des besoins (a minima chez les plus aisés) alors que le renouvellement de la norme de consommation par le numérique est désormais derrière nous, ainsi que d’un certain désenchantement par rapport aux promesses de « bonheur » au travers de la consommation matérielle. Vivre avec intensité, partager des moments forts, emmagasiner des souvenirs, faire des choses de ses mains, exprimer sa personnalité au travers d’activités créatives… voilà ce que semblent rechercher en priorité aujourd’hui les consommateurs. Être, plutôt qu’avoir. Des « expériences » davantage que l’accumulation de biens matériels.
Si ce diagnostic devait se confirmer, les acteurs du commerce n’auraient pas seulement à faire face à la dualisation croissante des marchés, à aider les plus modestes à adhérer malgré tout à la norme et à convaincre les plus aisés de bourse délier. Ils auraient sans doute, comme le clame le Procos, à déployer « un commerce qui donne envie ». Mais plus encore à engager une réflexion de fond sur comment faire évoluer leur métier, de la vente de biens à l’accompagnement des consommateurs dans leur quête d’expériences et de bien-être.
