P. MADRY : «LE COMMERCE RESTE TOUJOURS CONDAMNE POUR DES RAISONS MORALES»

9 juillet 2025


Tordre le cou aux préjugés, c'est le but de «En finir avec les idées fausses sur le Commerce», cosigné par Pascal Madry, économiste et urbaniste, et Catherine Sabbah, directrice du think tank l'Idheal. Il s'agit, pour l’ouvrage, de remettre non pas l'église, mais le commerce au milieu du village. Victime de procès en éthique et en moralité, cette activité essentielle, qui participe à réguler la vie en société, ne mérite pas la plupart les accusations dont elle fait l’objet. Pascal Madry, directeur de l’Institut pour la Ville et le Commerce, nous explique pourquoi.

Le commerce est cette fabuleuse invention humaine apparue il y a 8 000 ans avec la ville, venue pacifier nos relations sociales, en substituant comme réponse à la satisfaction de nos besoins de consommation la transaction à la captation.

Aussi indispensable que familier, le commerce n’en reste pas moins un mal aimé. Et cela ne date pas d’hier.

Dès l’Antiquité, Aristote juge : « l’activité commerciale, par opposition à l’activité domestique, n’est pas naturelle ; elle se fait aux dépens des autres ».

Sept cents ans plus tard, Léon Ier le Grand, qui fut pape de 440 à 461, renchérit : « Il est difficile de ne pas pécher quand on fait profession d’acheter et de vendre », en ayant probablement en tête la scène des marchands chassés du Temple, décrite par les Évangiles.

La critique traverse tout le Moyen Âge. Selon le décret Gratien du droit canon (XIIe siècle), « le marchand ne peut plaire à Dieu ou difficilement ». Ou bien encore : « Le commerce, considéré en lui-même, a un caractère honteux. Il est blâmé à bon droit parce que de lui-même il satisfait à la convoitise du lucre qui, loin de connaître quelque borne, s’étend à l’infini », condamne saint Thomas d’Aquin (XIIIe siècle).

Même sous l’Ancien Régime, François Quesnay (1694-1774), un des pères fondateurs de l’économie moderne, réprouve la profession de commerçant qu’il juge « stérile », et « potentiellement nuisible ».

Tout cela aurait dû être de l’histoire ancienne. Dans nos sociétés de consommation de masse, matérialistes et laïques, chacun est désormais libre de commercer où bon lui semble, sans avoir à subir la double condamnation morale et religieuse de philosophes et de théologiens, voire d’économistes.

Sauf que le commerce continue d’être perçu comme un grave irritant.

Dans le champ social, le commerce est accusé de vouloir entraîner les consommateurs à consommer toujours plus, au risque de les fragiliser tant au niveau individuel, en les conduisant à des situations de surendettement voire à des troubles mentaux, qu’au niveau collectif, par délitement du lien social et dégradation de l’environnement.

Dans le champ économique, la grande distribution, l’e-commerce compris, est accusée de dégrader les relations contractuelles qui la lient à ses fournisseurs (en particulier les « paysans » et les « PME »), par la multiplication de pratiques abusives, voire déloyales.

Elle est également accusée de dégrader les conditions de travail et de précariser l’emploi, par la multiplication de contrats à temps partiel, voire d’encourager le travail des enfants par la recherche de coûts d’approvisionnement les plus bas.

Enfin, dans le champ de l’aménagement du territoire, le commerce, et plus particulièrement – là encore – la grande distribution, est accusé de conduire à un sinistre urbain et environnemental (dégradation des paysages, artificialisation des sols, banalisation de l’espace public, déclin des centres-villes voire de villes entières) par la multiplication de ses formes de vente standardisées, de faible qualité architecturale, très consommatrices d’espaces et dépendantes des mobilités carbonées.

Au fond le commerce reste toujours condamné pour des raisons morales, les unes relevant de jugements éthiques sur la nature des rapports qu’il institue entre personnes (qu’elles soient physiques ou morales), les autres relevant de jugements esthétiques sur la nature des rapports qu’il institue entre les consciences et le monde extérieur (celui des objets et de la nature).

En fait, le commerce est d’abord un incompris, parce que, et bien que nous en ayons tous une expérience, il ne se laisse pas facilement saisir.

Il y a d’abord les commerçants eux-mêmes, qui le voient à travers ses formes d’organisation économique : son intensité capitalistique (petit commerce, grande distribution), ses canaux (courts/longs), ses techniques de vente (assistée, en libre-service, à distance), ses réseaux (succursales, franchises…), ses flux (marchandises, chalandises). Ceux-là parlent d’assortiment, de rayons, de vitrines et de site web, de CA et de marge, d’EBE et de capex, de baux, de charges et de taxes, de fonds de caisse, de fonds de roulement et de fonds de commerce, d’emploi et de chalandise… Ils savent le décrypter à travers un compte d’exploitation.

Il y a ensuite les collectivités, qui le saisissent à travers ses formes d’organisation spatiale : sa géographie (urbain/rural ; métropoles/villes moyennes/petites villes ; centre-ville/périphérie), ses structures urbaines (rues marchandes, centre commercial, zone commerciale) Celles-ci parlent de SRADDET, de PLU-I, d’OAP, de PC, de DAAC, de CDAC, de CNAC, de CRAC, de DIA, de DPU… mais aussi d’attraction territoriale, de développement économique local, d’emplois et de recettes fiscales. Elles savent le décrypter à travers un document d’urbanisme ou un budget communal.

Il y a aussi les architectes, les promoteurs, les aménageurs et les constructeurs qui l’appréhendent à travers ses murs. Ceux-là parlent de ZAC, de coûts d’acquisition immobilière et foncière, de coûts d’aménagement et de construction, de coques livrées brutes de béton, d’indemnités d’éviction, de VEFA, de sociétés de portage, de déficit d’opération, de marge de promotion… Ils savent le décrypter à travers un bilan d’aménagement.

Il y a encore les investisseurs, qui le conçoivent comme un actif immobilier. Ceux-là parlent de rendement locatif, de loyers triple net, de plus-value de revente à terme, de coût du capital, de taux de « cap », de VAN, de TRI… Ils savent le décrypter à travers un tableau de cash-flow.

Il y a enfin les consommateurs qui en usent. Ceux-là parlent de marques et de produits, de sacs, de cabas, de caddie et d’applis, de prix, de promotions et de crédits, d’ambiance et d’expérience, de plaisir, de files d’attente et de corvée… Ils savent le décrypter à travers un ticket de caisse ou leurs relevés de compte.

Finalement, avec une telle diversité d’acteurs aux intérêts parfois contradictoires, il n’est guère surprenant que le commerce cristallise autant de critiques et de tensions.

Il demeure essentiel de mieux le comprendre, en l’appréhendant comme un fait social total, au-delà de notre simple expérience individuelle de consommateur, afin de lui accorder non pas nécessairement la meilleure place, mais au moins une bonne place dans nos villes et nos vies.

«En finir avec les idées fausses sur le Commerce», Pascal Madry, Catherine Sabbah, Ed. de l'Atelier, 13,50 €