Olivier Badot : Les plateformes d’ultra-discount : un concentré des principes de base de l’économie capitaliste mondialisée
Au fait, pourquoi ça marche ? Polarisée sur Shein, la polémique sur la Fast Fashion, qui est en réalité celle de l'ultra-discount porté aussi bien par Temu, JD.com ou Alibaba, n'en finit plus de rebondir. Ce matin, c'était au tour de Michel-Edouard Leclerc, sur RTL, de se prêter à l'exercice du commentaire sur ce sujet qui agite aussi bien les consommateurs, les enseignes, les bailleurs que les politiques. Pour sortir de la posture morale, parfaitement légitime mais qui se résume souvent à «l'ultra-discount bien ou pas bien ?», Olivier Badot, docteur en économie, en anthropologie, professeur titulaire de la chaire «Retailing 4.0» à l’ESCP Business School et à l’université de Caen, décortique les ressorts mécaniques d'une offre qui n'en finit de rencontrer la demande.
Le célèbre économiste François Perroux pensait que, si un peu de théorie éloigne de la réalité, beaucoup y ramène. En matière de plateformes d’ultra-discount — comme Shein qui fait l’objet de l’actualité — loin de se positionner dans un monde « disruptif » comme on l’entend souvent — on assiste à un concentré des principes de base de l’économie capitaliste mondialisée.
- Des agents économiques plus intéressés que vertueux
La demande, c’est-à-dire les acheteuses et acheteurs, cherche, non pas à être vertueuse, comme l’analysait Adam Smith dès le XVIIIème siècle, mais, d’une part, à maximiser son utilité (besoin de variété et d’innovation, simplification des transactions,…) et à minimiser ses coûts financiers, cognitifs et énergétiques (prix discount, one-step-shopping, achat en ligne,…).
L’offre, d’autre part, déploie une stratégie de croissance extensive visant à conquérir la clientèle la plus large possible, par une élasticité de la demande par les prix maximale, y compris, selon de nombreux analystes, au dépend des réglementations en matière de composants, de produits et de responsabilité sociale et environnementale. En cela, ces systèmes d’offre s’inscrivent dans les travaux de l’économiste Ronald Gist qui, dans les années 1960, classait la création de valeur dans l’économie de la consommation, soit dans la catégorie «volume et rotation» (la consommation de masse), soit dans la catégorie «marge et rotation» (la consommation ostentatoire). Ces deux modèles économiques se sont polarisés et catalysés ces dernières années.
La théorie de la roue de la distribution du Pr. Malcolm P. McNair énoncée en 1958 — qui consiste à ce qu’un nouvel entrant moins cher vienne périmer ses prédécesseurs, avant d’être lui-même attaqué par un concurrent davantage discount — vient ici se conjuguer au besoin de variété et d’innovation qui émergea, dans la société occidentale, dans les années 1970. Comme le dit Gérard Demuth, comme les peuples ont cherché à disposer d’eux-mêmes lors de ces périodes de post-décolonisations, les individus en ont fait de même et ont vu leurs «imaginaires se dilater». Si les bourgeoisies ont fait les révolutions, l’héritage des contre-cultures des années 1970 semble avoir façonné la société de consommation la plus débridée. Le fait que le e-commerce d’origine chinoise participe pleinement de cette logique n’est pas sans une certaine ironie.
- La «grande bascule»
L’accès à ces plateformes marchandes d’origine étrangère (US, chinoises,…) difficiles à réglementer du fait de la complexité du droit commercial international est également un paroxysme de la mondialisation et de l’incertitude environnementale. D’ailleurs, à ce sujet, comme nous le préconisions avec mon collègue, le Pr. Patrick Joffre, dans l’éditorial de la Revue Management et Avenir 2022/4 n° 130, «il est temps de relire Sylvain Wickham, maître ès économie de l’incertitude». En effet, du début des années 1950 à la fin des années 1990, les travaux de ce célèbre professeur de Dauphine décédé en 2023 portèrent sur quatre grandes thématiques : l’économie industrielle (dont il fut un des pionniers), principalement appliquée au secteur des transports ; l’économie internationale, notamment dans le cadre de la coopération est-ouest ; le rôle des flux financiers et des institutions bancaires dans la détermination des stratégies des firmes privées et publiques et les méthodes de prévision. Sa recherche connut ensuite une importante mutation paradigmatique. En effet, jusqu’aux années 1980, il représenta une économie fortement structurée par des déterminismes démographiques, sociologiques, politiques et macro-économiques et un souci de cohérence des systèmes. Mais, tel Peter Drucker, la fin des années 1980 et les années 1990 furent, pour le Professeur Wickham, l’exploration des effets de la «grande bascule» (pour le dire comme Lionel Stoleru) marquée par l’effondrement de l’empire soviétique et la globalisation des transactions marchandes, et le constat de la «société du tohu-bohu» où la dilatation et la libération des désirs des consommateurs perturbent les systèmes productifs, démultiplient la concurrence et accroissent la volatilité des prix. Il s’en suivit la révélation d’une forte incertitude environnementale, d’univers a-déterministes et, pour les dirigeants d’entreprise, de grandes difficultés en matière de prévision et de prospective.
- Vers une société des consommateurs et de l’«hyper-choix»
Outre les mutations géopolitiques et macro-économiques que Sylvain Wickham n’a cessé d’explorer durant les années 1980, il anticipa de manière très clairvoyante, par son incursion dans la «société des consommateurs», les conséquences sur les mentalités et sur l’ethos social d’une «société de l’hyper choix» (voir l’ouvrage Vers une société de consommateurs paru en 1976 aux Presses Universitaires de France). Selon lui, l’exercice de la liberté de choix véhiculée par la libération des mœurs et des mentalités des années 1970 et accompagnée du renouvellement accéléré des marchés de consommation de plus en plus ouverts sont, pour partie, à l’origine d’une crise psychosomatique profonde de la société occidentale. Les effets étant l’indécision, l’anxiété, la frustration… et toute une série de maux transformant la société de consommation en cauchemar et façonnant une société des singularités porteuse à terme de volatilité et d’instabilité des marchés. Il anticipait déjà la critique actuelle de la sur-consommation et les fortes préoccupations environnementales de la société.
Les déterminismes économiques en grande partie fondés sur la croissance des États et la recherche de l’équilibre concurrentiel se sont effacés progressivement au profit d’horizons incertains, de marchés imprévisibles, de comportements erratiques et agressifs des agents ayant perdu confiance dans la perspective d’un avenir radieux et d’une croissance certaine. Beaucoup de théorie ramène à la réalité disait François Perroux…