O. BADOT : LE RACCOURCISSEMENT DES CYCLES DU COMMERCE : LA CONVERGENCE D’UNE TENDANCE SOCIOLOGIQUE ET D’UNE NÉCESSITE ECONOMIQUE
Tout va de plus en plus vite, oui, mais pourquoi ? Le commerce, chargé de satisfaire les besoins, toujours croissants, de la population, est en première ligne de cette frénésie nouvelle où se percutent désirs et tentations à la vitesse de particules subatomiques lancées à pleine vitesse dans la boucle d’un collisionneur de hadrons. Ce «camion furieux», que rien ne semble pouvoir arrêter, Olivier Badot, docteur en économie, en anthropologie, professeur titulaire de la chaire «Retailing 4.0» à l’ESCP Business School et à l’université de Caen, en ouvre pour nous le capot et en démonte le moteur.
La société contemporaine serait en rupture idéologique avec les valeurs modernes de progrès, de linéarité, d’évolution lente vers un monde meilleur. La société de masse se transformerait en une «société de personnes», dit le sociologue Gilles Lipovetsky. Une société où les individus chercheraient, notamment à travers la consommation de biens et de services, un plaisir immédiat, à moindre coût, pour pouvoir recycler leur soif d’émotions et de gratifications le plus souvent possible.
Cette tendance sociologique héritée de la société de consommation et de la contre-culture des années 1970, associée à des politiques de prix attractifs et à la rotation des transactions afin de maximiser le cash flow des commerçants, a conduit au raccourcissement des cycles du commerce. Ce raccourcissement est ici à entendre au sens de l’offre commerciale : les concepts commerciaux et les assortiments-produits.
D’une part, selon Gilles Lipovetsky, à la base de la société contemporaine, on trouve «le droit à la liberté, en théorie illimité , mais qui – jusqu’alors socialement circonscrit dans l’économique, le politique, le savoir – gagne les mœurs et le quotidien. La conquête de soi est alors devenue froide mais inéluctable, désenchantée mais générale, et l’on voit se multiplier des “êtres mixtes sans modèles sociaux impératifs”.» Ces comportements épars et changeants qui s’exemptent des déterminismes sociaux et qui échappent de plus en plus à tout contrôle, c’est l’«emballement du camion furieux», pour le sociologue anglais Anthony Giddens.
Plus précisément, trois dimensions sociétales semblent expliquer cette accélération conduisant à un raccourcissement des cycles du commerce : le «présentéisme» (ou recherche de maximisation de l’hédonisme dans l’instant présent), la recherche d’expériences émotionnelles fortes et l’exacerbation du moi.
Premièrement, la pensée tournée vers le futur et vers un avenir meilleur laisserait place à un présentéisme généralisé basé sur une succession de jouissances immédiates. Comme l’énonce Gérard Demuth dans les années 1990, la nature du bonheur est en train de changer, passant du stade d’un état à celui d’un équilibre instable, passant d’un but vers lequel on tend au résultat des petites corrections constantes par une infinité de petits mouvements en équilibre constamment précaire, menacé, remis en jeu.
Deuxièmement, la confiance dans les systèmes abstraits (rationalité, normes, règles, institutions…) se dissoudrait dans la construction d’un moi émotionnel à travers des expériences hédonistes, relationnelles et sensorielles multiples dans la vie quotidienne, dans les loisirs, dans la consommation, dans le shopping et sur Internet. Il n’y aurait plus, comme l’énonce Alain Finkielkraut en 1989 dans son ouvrage «La Défaite de la pensée», «ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux».
Troisième facteur explicatif du raccourcissement des cycles : la perte de confiance dans les sachants au profit d’individus au moi exacerbé s’apparentant à des enfants gâtés. Dans la société contemporaine, l’individu et ses tribus triompheraient sur le groupe. Comme le résume Gérard Demuth en 1997 : «Nos communautés d’aujourd’hui sont plutôt immanentes. Elles ne se forment pas sur une idée venue d’en haut […]. Elles résultent de sensations, de sentiments, de vécus partagés. Elles procèdent de l’échange […]. Elles suivent le cours des événements. Elles résultent des interactions plus ou moins spontanées d’individus à facettes multiples.»
D’autre part, dès 1968, l’économiste du commerce Ronald R. Gist montrait que si le modèle de base des marchés de consommation de biens et de services destinés au grand public reposait soit sur le volume de transactions du fait de prix bas (la consommation de masse), soit sur la génération de marges du fait de prix élevés (la consommation ostentatoire), il ne pouvait s’exempter de la rotation des transactions, des clients et des stocks.
La proposition est d’autant plus vraie pour le commerce de produits de grande consommation, où la valeur est moins créée par les marges nettes que par le besoin en fonds de roulement négatif en grande partie basé sur le crédit-fournisseurs. Il a d’ailleurs été frappant de voir combien la loi de Modernisation de l’économie du 5 août 2008 a amené les grands distributeurs à reconfigurer la taille de leurs hypermarchés et leurs assortiments vers des produits à plus forte rotation.
Dans la perspective de cette loi microéconomique, on comprendra que la durabilité des biens revendiquée par le courant de la responsabilité sociétale et environnementale ne fait pas bon ménage avec la rotation accrue des transactions. En particulier dans le secteur de la «fast fashion», dont la logique a été, depuis Benetton puis Zara, H&M, Primark et aujourd’hui Shein… de transformer des vêtements en aliments. L’imperméable en loden ou le duffle-coat que l’on se passait de génération en génération sans même noter la moindre usure ne représentent sans doute pas les meilleurs leviers de création de valeur pour l’industrie textile.
A contrario, profiter d’une tendance psychosociologique où les désirs se dilatent et la variété et la volatilité permanente dominent, pour produire des collections de plus en plus éphémères et des vêtements qui s’apparentent à des accessoires, correspond mieux aux contraintes économiques des offreurs dépendants du couple volumes-rotations du fait d’un consentement à payer de plus en plus faible.
Ce faible consentement à payer des clients et donc la pression déflationniste qu’ils exercent sur les acteurs du commerce apparaissent comme un frein important à un marketing plus durable. Frein d’autant plus sournois que le comportement d’«homo economicus» des consommateurs consistant à chercher à maximiser leur utilité et à minimiser leurs coûts (financiers, physiques, cognitifs…) est masqué par des imaginaires et des déclaratifs beaucoup plus vertueux… qu’on appelle le «green gap».
En conclusion, on comprendra que la conjugaison d’une société formée de consommateurs et de consommatrices à la recherche de variété et de différenciation pour exprimer leur individualité, dans une dynamique de changement permanent afin d’étancher leur soif d’expériences émotionnelles, et de l’offre de produits à prix bas en permanence renouvelée ne peut conduire qu’à un raccourcissement des cycles du commerce.
Cette socio-économie de la consommation pose des questions sérieuses au secteur du commerce de détail : Comment planifier à long terme la nature du concept commercial et celle de l’assortiment ? Comment ne pas recourir à des pays et des systèmes productifs à bas coûts ? Comment ne pas massifier les achats par des centrales communes ou des fusions conduisant à des concentrations sectorielles de plus en plus nombreuses ?
Beaucoup postulent que la prise de conscience, par les clients, des enjeux écologiques et l’édiction de réglementations adaptées devraient pouvoir atténuer l’«emballement du camion furieux» et conduire la consommation et le commerce vers des pratiques plus écologiquement responsables et plus «slow»… Qui vivra verra !