Objets juridiques non identifiés
FAIRE LA LUMIERE SUR… LES DARK STORES
Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage… De nombreux élus cherchent aujourd’hui des poux dans la tête des dark stores… que les commerçants traditionnels regardent de travers. Le droit de l’urbanisme leur permet, certes, de leur mettre des bâtons dans les roues. Mais les mœurs nouvelles doivent plaider en faveur de plus de mansuétude, explique Me Antony Dutoit, qu’une analyse strictement juridique de ces magasins d’autrefois devenus obscurs, amène à poser la question fatidique : c’est quoi, un commerce, aujourd’hui ?
Par Me Antony Dutoit (Antony Dutoit Avocat)
En pratique, un Dark Store est un petit supermarché inaccessible au public, dans lequel les préparateurs de commandes s’affairent pour satisfaire un client connecté. Ce dernier attend alors à son domicile ou à son bureau la livraison des produits commandés à distance quelques secondes auparavant. En droit, c’est plus compliqué. Ces magasins sont pour le moment des objets juridiques non identifiés. Aucun texte n’avait anticipé l’émergence de ces magasins. Or, leur qualification semble devenir un enjeu politique des grandes villes françaises. Deux clans s’opposent : ceux qui les voient comme des entrepôts et ceux qui les voient comme des commerces d’un genre nouveau. Les conséquences ne sont pas les mêmes : les documents d’urbanisme ne favorisant pas leur implantation de la même manière.
Cela rappelle l’arrivée des drives. Comme le Canada Dry, un drive ressemble à un entrepôt…, mais ce n’est pas un entrepôt. C’est ainsi que ces derniers ont fini par être inclus dans le Code de commerce et, sauf à de rares exceptions, être soumis à autorisation d’exploitation commerciale (Aec)[1]. Les dark stores ont aussi quelques ressemblances avec les entrepôts. Ils en ont aussi beaucoup (plus ?) avec les commerces. Il faut bien dire que les acteurs du Q Commerce (quick commerce)[2] sont allés très vite et que cette nouvelle forme de commerce, s’il s’agit bien de cela, est en train d’exploser. Par conséquent, leur qualification juridique devient un enjeu de leur implantation et de leur développement.
Compte tenu de leur promesse de livraison en 15 mn en moyenne, ces «magasins» s’implantent dans les centres-villes les plus peuplés. Les hyper centres des très grandes villes ont même leur préférence. Or, les places y sont chères. Elles le sont d’autant plus que les documents d’urbanisme imposent un certain nombre de contraintes avec lesquelles ces supermarchés sans clients doivent composer.
Tout est affaire de destination… et toutes ne font pas rêver.
Une de ces contraintes tient à leur qualification juridique au regard des plans locaux d’urbanisme. Ces plans distinguent les constructions selon leur «destination». Parmi ces destinations, deux vont ici plus particulièrement nous intéresser : entrepôt et commerce. Ces deux destinations ne sont pas logées à la même «enseigne». Lorsqu’il s’agit de destination, il faut se reporter au Code de l’urbanisme et à un arrêté du 10 novembre 2016. On y comprend qu’en fonction de la destination d’une construction, des règles d’implantation s’appliquent. Ces règles sont différenciées. Elles tiennent notamment compte des contraintes, des besoins, des nuisances de la construction, de la compatibilité avec le voisinage. Cette question de destination est essentielle dès lors qu’elle conditionne les règles d’implantations des constructions.
Ainsi, les documents d’urbanisme fixant les règles d’implantation et de construction raisonnent selon la destination des projets. Selon cette destination, des zones sont privilégiées pour l’implantation et des règles dédiées s’appliquent. Plus simplement encore et par exemple, une construction avec une destination d’entrepôt pourra être prohibée dans certaines zones.
En droit, 5 destinations principales figurent à l’article R151-27 du Code de l’urbanisme :
1° Exploitation agricole et forestière ;
2° Habitation ;
3° Commerce et activités de service ;
4° Équipements d’intérêt collectif et services publics ;
5° Autres activités des secteurs secondaire ou tertiaire.
En droit encore,l’article R151-28 du code de l’urbanisme précise que ces destinations comprennent des sous-destinations. On y découvre que les entrepôts sont inclus dans la destination des «Autres activités des secteurs secondaire ou tertiaire» : «Les destinations de constructions prévues à l’article R. 151-27 comprennent les sous-destinations suivantes.
1° Pour la destination « exploitation agricole et forestière » : exploitation agricole, exploitation forestière.
2° Pour la destination « habitation » : logement, hébergement.
3° Pour la destination « commerce et activités de service » : artisanat et commerce de détail, restauration, commerce de gros, activités de services où s’effectue l’accueil d’une clientèle, cinéma, hôtels, autres hébergements touristiques.
4° Pour la destination « équipements d’intérêt collectif et services publics » : locaux et bureaux accueillant du public des administrations publiques et assimilés, locaux techniques et industriels des administrations publiques et assimilés, établissements d’enseignement, de santé et d’action sociale, salles d’art et de spectacles, équipements sportifs, autres équipements recevant du public.
5° Pour la destination « autres activités des secteurs secondaire ou tertiaire » : industrie, entrepôt, bureau, centre de congrès et d’exposition.»
Pour poursuivre notre réflexion, et tenter de déterminer de quelle destination se rapprocheraient les magasins des nouveaux acteurs du quick commerce, il convient de se référer à l’arrêté du 10 Novembre 2016 définissant les destinations et sous-destinations de constructions pouvant être réglementées par le règlement national d’urbanisme et les règlements des plans locaux d’urbanisme ou les documents en tenant lieu. Cet arrêté précise les dispositions de l’article R151-28 précité du Code de l’urbanisme.
Aux termes de cette arrêté, les définitions suivantes sont données :
Pour le commerce : constructions commerciales destinées à la présentation et vente de bien directe à une clientèle, constructions artisanales destinées principalement à la vente de biens ou services ; pour les entrepôts : constructions destinées au stockage des biens ou à la logistique.
Dans ces textes, nous retrouvons les deux destinations autour desquelles se joue la bataille des dark stores. Assez schématiquement, s’il répond à la définition de l’entrepôt, il sera moins désirable en centre-ville et son implantation sera compliquée. S’il répond à la définition du commerce, il sera nettement plus en phase avec les dispositions des documents d’urbanisme des zones denses et pourra s’implanter en centre-ville. Les élus, partisans ou opposants de ces stores, seront alors tentés de choisir la destination la plus opportune.
Bien plus apéro entre potes qu’entrepôt
Un entrepôt c’est quoi ? L’arrêté précité indique qu’il doit s’agir d’une construction destinée au stockage ou à la logistique. Peut-on considérer qu’un magasin non accessible au public en vue de la livraison de produits de grande consommation en 15 mn soit destinée au stockage ou à la logistique ? On comprend bien que la finalité de la construction n’est pas le stockage. Le stockage n’y est que très temporaire. Ce stockage n’existe que pour les besoins de la vente et s’apparente ainsi à tout autre magasin. Si le dark store est estampillé «entrepôt», il est quasiment condamné. En effet, et par exemple, à Paris, aux termes du plan local d’urbanisme applicable à la zone urbaine générale «La fonction d’entrepôt n’est admise que sur des terrains ne comportant pas d’habitation autre que les logements de gardien et sous réserve du respect des dispositions de l’article UG.3 relatives à la desserte et d’une bonne insertion dans le site. La transformation en entrepôt de locaux existants en rez-de-chaussée sur rue est interdite.»
Autant dire que les opportunités d’implantation seront rares et surtout incompatibles avec les besoins d’une enseigne promettant la livraison ultra-rapides à ses voisins. La célérité de la livraison suppose à minima une hyper proximité et une grande densité de population. Si la qualité d’entrepôts est retenue, les Getir, Flink, Gorillas, Yangodell, Gopuff, Cajoo, Bam Courses ou Zap verront leurs chances d’obtenir une autorisation d’urbanisme compatible avec cette destination, sur un bel emplacement, particulièrement réduites. Cette qualification d’entrepôt ne semble correspondre à aucune réalité : ni juridique, ni économique. Ainsi, considérer ces nouvelles échoppes de Q commerces comme des entrepôts sera contraire à leur modèle et à leur développement qui reposent sur une offre commerciale, ultra rapide, à une clientèle connectée et avide d’une nouvelle forme de commerce.
On n’apprend pas à Gorillas à faire du commerce
Si les entrepôts ne sont pas les plus faciles à implanter en centre-ville compte tenu des restrictions que leur imposent les documents d’urbanisme considérant qu’ils seront sources de nuisances (sonores, trafic des véhicules, aires de livraisons…), les commerces sont davantage promus dans les quartiers. A minima, les documents d’urbanisme sont moins inamicaux avec les commerces qu’avec les entrepôts. Bien qu’ils soient inaccessibles au public, il ne fait pas de doute que ces magasins, d’un genre nouveau aux enseignes Gorillas, Yangodeli, Gopuff, Flink, Getir… qui proposent la vente de marchandises et de denrées, ressemblent beaucoup à un commerce. La différence notable c’est que le commerce se rend chez le client et non l’inverse. Ici, la livraison est le seul mode d’achat et en 15 mn seulement. Cela suppose un peu de savoir-faire et «l’organisation d’un véritable magasin[3]».
Et le problème serait que les textes précités considèrent qu’une construction, pour être qualifiée de commerce, doit faire «une présentation directe de biens à la clientèle». Une aubaine pour les élus les plus pointilleux et un frein pour nos stores. La présentation directe de biens définirait-elle le commerce ? On sait bien que non. L’évolution des modes de consommation, les nouvelles offres de commerces et de services, «l’Ubérisation» du commerce… pourraient bien conduire à une évolution des mentalités.
L’avenir des Dark stores ne peut donc dépendre de cette notion de «présentation directe de biens». Il va falloir admettre qu’il existe des commerces qui ne présentent pas les biens directement, qui ne sont pas accessibles au public mais qui le font par le biais d’une application ou d’un site internet, sur l’écran d’un smartphone ou d’un ordinateur… Et tout ça, les commerces physiques traditionnels le font déjà. Les textes doivent pouvoir évoluer pour simplement s’adapter à ces changements et ça ne devrait plus tarder…
Opposer les dark stores aux commerces traditionnels et insinuer que les premiers vont forcément tuer les seconds ne paraît pas constituer un progrès. Ce serait nier que les premiers s’implantent souvent dans des locaux délaissés par les seconds, qu’ainsi ils pallient la vacance et qu’à leur manière, ils maintiennent de l’animation, du service… et avec les commerçants traditionnels qui le souhaitent, ils créeront de l’émulation.
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1. Insertion d’un 7°) à l’article L752-1 du Code de commerce par la loi n°2014-366 du 24 mars 2014 dite Alur.
2. Commerce reposant sur la livraison très rapide de courses.