Fabien Seignol, le fondateur de la Régie du Commerce, était technicien gestionnaire. Et puis, il a croisé la route des centres commerciaux. Il les a regardés avec un œil neuf. Il s’est dit : «C’est bizarre. Il y a des centres qui marchent et d’autres pas». A l’occasion du Forum des Sites de février, le magicien des malls nous a expliqué son secret. Comment ça marche ?
Alain Boutigny : Pourquoi les centres commerciaux ?
Fabien Seignol : Ma première rencontre avec eux, est un hasard complet. Je ne pas suis issu de l’immobilier commercial. Je venais de la restauration, je vendais des fonds de commerce à Lyon. J’ai eu l’occasion, petit à petit, de rencontrer des bailleurs. Ils m’ont soumis leurs problématiques. Je me suis mis à gérer des baux : du compte de tiers pur.
AB : Une galerie marchande, au fond, c’est comme des bureaux ou des locaux d’activité ?
FS : Oui et non. Un de mes clients de l’époque est arrivé avec un dossier d’investissement qu’on ne pouvait pas faire : on était trop petit ! J’ai mis des clients autour de la table et on est parti. Je me suis retrouvé à faire le tour de la France, à aller visiter ces 27 centres commerciaux. Mon boulot, c’était de les découper et de les vendre. Tout de suite, j’ai eu une incompréhension sur le niveau de charge, et réalisé pourquoi les enseignes n’étaient pas restées : parce que ce n’était pas viable. Souvent, j’entends parler de flux. Un centre commercial, pour moi, ce sont des commerçants. Les commerçants, ce sont des gens qui se lèvent tôt le matin, des personnes qui font un travail de fou : et ils sont là pour gagner de l’argent. J’ai compris pourquoi les bouts de centres Casino que j’avais à découper étaient vides. Parce qu’on était à 100, 110, 120 € du mètre. J’ai retrouvé des choses de mon ancien métier, qui était de contrôler des bâtiments industriels. C’est avec ce savoir-faire que je dirige aujourd’hui mes centres.
AB : On ne regarde pas les bons chiffres ? Le commerce n’est pas si différent du reste ?
FS : Exactement. Ce sont deux poncifs qui trainent dans ce secteur. Il a par ailleurs beaucoup de qualités. Mais là, il y a un travers. La vision que j’en ai, c’est ni plus ni moins celle d’un bâtiment industriel à gérer. Il y a tous les matins un truc qui ne marche pas. Mon métier, c’est de le faire marcher, de maîtriser les charges pour que mes locataires ne soient pas étouffés.
AB : Comment achète-t-on des sites comme ça ? Quelle est l’approche vis-à-vis d’un bailleur dont le centre est mal en point ?
FS : D’abord il faut le financer, puis il faut l’acheter. Et ensuite, comment on convainc les gens de le redresser ? On ne va pas se mentir, le premier n’était pas un cadeau. Tu arrives avec ton petit cartable chez les banquiers en leur disant : «Mon premier centre commercial, c’est le Carrefour de Beaune, j’achète un petit groupe qui s’appelle Bnp un petit centre de province où le Carrefour fait 40 millions». Ça fait une petite galerie pour démarrer, ce n’est pas mal. Et à l’époque, on va dire qu’on est sur une enveloppe qui doit faire 8 millions. Donc tu vas voir ton banquier et tu lui expliques que toi, tu as une stratégie pour redresser ce truc-là.
AB : Et que Bnp ne l’avait pas ; donc il est un peu étonné.
FS : Le banquier l’a compris comme ça… au bout de la trente-cinquième porte dans la figure. Mais on y arrive ! Donc il vaut 8 millions, mais tu ne l’achètes pas 8 millions, parce qu’à ce prix, tu ne peux rien faire. J’ai la réputation d’être un peu agressif. Ce centre valait plus de 8 millions. Aujourd’hui encore, il en vaut plus. Sur le marché, il n’y avait pas d’acteurs pour aller acheter ces petits actifs. Une enseigne n’a pas envie de venir à Beaune parce que les coques sont trop petites, que le flux n’est pas celui attendu dans leur business plan. Comme je dis aux enseignes, quand on a un point commun, on le travaille ensemble. Quand on n’a plus de point commun, ce n’est pas grave, il faut arrêter. Pour un Célio, qui va nous quitter, à moins de 500 000 € de chiffres, ce n’est pas viable. Même si je fais des efforts de loyer et de charge, il y a un moment, il faut que le modèle économique soit bon pour tout le monde. Alors, comment on y arrive ? Moi, j’y suis arrivé en achetant aux institutionnels des sites dont ils voulaient se débarrasser, et qu’on arrive à remettre sur les rails.
AB : C’est quoi tes vrais loyers aujourd’hui ? Comment fais-tu venir les enseignes ?
FS : Les Champs, c’est un Altarea, c’est en cœur de ville de Saint-Brieuc, Bretagne Nord. Ce n’est pas le pire qu’on ait acheté, mais c’est en timing notre plus belle réussite. On rachète à un institutionnel : fonds souverain chinois, gestion Aew. Au moment de l’acquisition, il y a 23 % de cellules vides, 25 000 m2. Quel est le bon prix ? C’est en fait très simple : vous appelez les acteurs locaux et leur demandez les prix médians de la rue piétonne d’à côté. Le commerçant, qu’il soit là ou dans mon centre commercial, il faut que ça lui coûte le même prix. Le vrai problème c’est que dans le pied d’immeuble, ses charges sont minimes.
AB : Alors, que fait-on des charges ? Peut-on les diviser par deux ?
FS : Les Champs, à Saint-Brieuc, vous êtes sur un Erp de type 1 Sprinkler, Ssi global, boucle d’eau chaude. Donc, on est sur un format tout à fait classique. On achète à 112 € de charges au mètre carré. Donc ce n’est pas possible. Le modèle, c’est celui de l’usine. Quand je travaillais sur les aciéries, pour faire fondre une barre d’acier et la revendre en la transformant, le problème, ce n’est pas l’acier. Il arrive facilement. Le problème, c’est le coût de fonctionnement entre le moment où il arrive, et celui où il ressort. C’est la même chose dans un centre commercial : c’est la maîtrise des charges. C’est vrai que le monde institutionnel entre l’asset, le property, la direction technique et ensuite plein de sous-traitants qui, eux, vont venir réparer la plomberie… ça cumule les coûts.
AB : L’histoire se fait comme ça : le temps passe, les choses s’accumulent sans faire de bruit…
FS : En ayant observé tous ceux à qui j’achète les centres, leur manière de faire, je fais l’inverse. Notre progression ne provient que d’une règle : on réintègre l’intégralité des métiers et des compétences de nos galeries. Il faut avoir sa propre boîte de Pc sécurité pour réduire ses coûts. Un sprinklage, ça a un coût. Donc, il va falloir structurer pour pouvoir le faire. L’idée, ce n’est pas d’être un maniaque de la maîtrise, le sujet, c’est d’avoir une vraie maîtrise du bâtiment, parce que ce bâtiment, il faut qu’il dure le plus longtemps possible dans des conditions réglementaires. Donc, tu achètes un centre comme les Champs, tu prends toutes les lignes de charge, et puis tu rayes tout ce qui n’est ni réglementaire, ni maintenance nécessaire, puis tu réintègres ce qui est réglementaire chez toi.
AB : C’est le modèle qui n’est pas bon ?
FS : Ce n’est pas le modèle institutionnel qui n’est pas bon. Il est très, très bon. Mais jusqu’à un certain nombre de mètres carrés. Et sur 11 000 m2, ça ne peut pas fonctionner. Le coût de la machine institutionnelle et son fonctionnement coûte trop cher à la structure. Sur un site comme Les Champs, il y avait un peu plus de 1 million de budget de charge. Là-dessus, les stratégies de gestion, de délégation des actifs, des property, c’était 300 000 ou 400 000 €.
«On est sur un monde de survaleurs locatives sur à peu près tous les secteurs dans les centres commerciaux. Il faut en avoir conscience dans ton prix d’achat au départ…»
AB : En fait, il coûte combien maintenant ?
FS : Il coûte 53 € du mètre. Alors il y a des bonnes et des mauvaises années. Il y a des années où tu fais mieux parce que j’ai moins fait fonctionner les chaudières. Il y a des années où tu as des fuites de toit. Tu fais plus d’interventions, ça coûte un peu plus cher… Mais en moyenne, on arrive entre 50 et 60 €. Foncier compris.
AB : Et à Nogent-sur-Oise, c’est plus difficile ?
FS : Ça, c’est mon deuxième centre commercial. Je l’ai acheté en 2021. Je me rappelle, le banquier m’appelle à 22 h le soir en me disant «Fabien, on a un Premier ministre qui vient d’annoncer la fermeture des plus de 20 000 m2. Nogent, c’est plus de 20 000 m2. Est-ce que t’es sûr que demain matin, on va signer ?»
AB : On ne dort pas forcément de la même manière !
FS : J’avais bossé un an dessus. Tout le monde m’avait dit «N’y va pas, tu vas te manger les dents» ! Et c’est mon plus beau centre ! C’est sûr que Nogent-sur-Oise, ce n’est pas facile. Auchan a perdu des parts de marché et la zone de Creil est beaucoup plus dynamique. On parle d’un Auchan qui est passé de 102 à 80 millions. C’est une très grosse chute. Mais ce genre de galerie change. On a fait venir plus de services, centres ophtalmologiques ou dentaires, des choses que je n’aurais pas imaginées. Mais comme je ne viens pas de ce monde-là, je n’ai pas d’a priori à dire qu’on a perdu beaucoup de mode et qu’on va avoir plus de dentistes. S’il y a un service à fournir à la population, si les dentistes viennent… ils ont fait leurs études et, quand ils viennent, ils restent. Je n’ai pas de problème avec ça.
AB : C’est une rue à ciel couvert, finalement.
FS : Ce centre commercial, c’est une vision très personnelle, mais qu’il fasse 100 ou 80 millions, je m’en fiche : le moteur, c’est Auchan. La catégorie d’actifs à laquelle je m’intéresse est simple : des sorties de caisse qui remplissent un besoin de la population, un parking et, entre les deux, des vitrines où on vend ce qui n’est pas dans l’hyper. Je veux dire, la chute de Camaïeu, ça a été un choc pour nous parce que tout le monde s’était imaginé qu’on était assis sur un truc qui ne s’arrêterait jamais. Alors, oui, en achetant très bien, on peut pratiquer des loyers plus faibles, avec une gestion des charges plus drastique que ce qui a été fait à une époque où il n’y avait pas besoin de se soucier de l’avenir.
AB : Ne risques-tu pas de devenir un faiseur de miracle ?
FS : Il n’y a aucun miracle. C’est un modèle que l’on peut continuer à développer, à multiplier les acquisitions sur des tailles qui vont rester très mesurées.
AB : Parce que ce n’est pas le même métier ?
FS : Je ne serais pas meilleur que ceux à qui j’achète. Après, on prend notre téléphone, on appelle les enseignes, on se présente, on se rencontre et on leur dit : «Nous, on n’est pas un institutionnel, on est un indépendant, comme vous». Il faut qu’on se parle, et, si on a un bout de chemin à faire ensemble, qu’on le fasse ! S’il n’y en a plus, il faut qu’on arrête tout de suite. Moi, mes clients, ce sont mes locataires. Une foncière, ce sont des loyers.
AB : Quelle que soit la vacance, il reste des locataires. Comment ajuste-t-on leurs loyers ?
FS : Beaucoup d’enseignes ont été maltraitées, pendant des années. Elles envoient leur congé sans même tenter une discussion. Il faut qu’on soit moteur, qu’on parle avec nos enseignes du taux d’effort. J’ai l’impression que, dans le monde des bailleurs, c’est devenu un problème, le taux d’effort. Mon idéal, ça serait de faire un centre commercial full-flex, d’aller chercher des chaines, de leur dire : «Venez, on ne fait que du variable».
AB : C’est le système de l’outlet, d’une certaine façon.
FS : C’est un peu le système de l’outlet : il faut qu’on soit partie prenante avec nos locataires si on veut pérenniser l’activité. Un contrat de bail, c’est un contrat entre deux parties. Si les deux parties ne trouvent pas leur compte, ça ne va pas durer longtemps. Mais pour ça, il faut de la transparence des deux côtés.
AB : Les sites manquent de transparence ?
FS : Quand ce n’est pas inscrit dans le bail, le locataire ne donne pas son chiffre. Donc là, pour relancer une discussion, c’est un peu compliqué. Mais je dirais que dans 90 % des cas, il faut réajuster les loyers. Dans les centres commerciaux, on est sur un monde de survaleurs locatives sur à peu près tous les secteurs. Il faut en avoir conscience dans ton prix d’achat au départ, de manière à avoir les moyens de rendre les loyers cohérents.
AB : Peut-on rester un sauveur sur le long terme ?
FS : J’ai envie de continuer à acheter des centres où il y a des choses à faire. Aujourd’hui, on pourrait acheter un centre qui est plein à 95 %, on a atteint une échelle où le banquier dirait «oui». Mais je ne vois pas bien ce qu’on ferait de plus que les autres. On jouerait sur les charges. On reprendrait la main sur les compétences techniques du bâtiment. Sorti de ça, je ne vois pas grand intérêt.
«Ici, j’ai une petite dame qui exploitait une Fnac, Marie-Lou. Elle a ouvert un Nature&Découvertes, puis un Columbus Café. Elle travaille avec ses deux filles, son mari, ses gendres… Ces gens-là ont un dynamisme en eux, ils n’ont qu’une seule envie, c’est de remonter leur ville.»
AB : Au fond, la rigueur n’est-elle pas à la base de tout ?
FS : Il faut conserver la même méthode à chaque acquisition. Le plus complexe, ce sont les choix stratégiques : j’y vais, j’y vais pas. Ce qu’il faut comprendre, c’est que Saint-Brieuc, parce que j’ai une vision plus bâtiment que commerce, c’est la même chose que Thionville : ils font tous les deux à peu près 11 000 m2. Que ça soit l’agglo de Saint-Brieuc ou l’agglo de Thionville, ça fait 65 000 habitants. C’est très comparable. Quand j’achète Thionville, je me dis : frontière du Luxembourg, dynamique ; il y a de l’argent, ça va se relever super bien. On a vraiment ramé, on rame moins. Les Champs, tu y vas, c’est joli, mais pas ultra dynamique : ce n’est pas la Bretagne Sud. Mais celui-là, on l’a relancé en moins de douze mois. Qu’est-ce qui fait la différence ? C’est le dynamisme des locataires. Dans ce centre, j’ai une petite dame qui exploitait la Fnac, Marie-Lou. Elle a ouvert un Nature&Découvertes, puis un Columbus Café. Elle travaille avec ses deux filles, son mari, ses gendres… Ces gens-là ont un dynamisme en eux, ils n’ont qu’une seule envie : remonter leur ville. Nous, on est là pour donner le coup de main : jouer sur les charges, participer aux travaux, faire des progressivités… Il faut faire notre part du boulot, mais pas plus.
AB : Combien exploites-tu de sites ?
FS : Aujourd’hui, on a dix-neuf centres commerciaux en propriété et on en gère cinq pour compte de tiers, pour un ami. On n’a pas vocation à gérer des actifs qui ne sont pas les nôtres. Mes équipes n’en ont pas du tout l’envie.
AB : Jusqu’à combien peux-tu aller avec ce travail d’artisan ?
FS : Il faut multiplier les structures : celle de Lyon est aujourd’hui divisée en deux, à Lyon et à Paris, parce qu’il faut rester sur un modèle agile de décision rapide. Chaque direction n’a affaire qu’à moi. Elles a une liberté qui n’existe pas ailleurs, mais qui a une limite : derrière, ça reste mon argent. Je pense qu’en multipliant le nombre de sites de gestion, on peut arriver à multiplier le nombre de centres. On fait quinze métiers différents, ce qui signifie qu’avant d’arriver à la Régie du Commerce et d’avoir un poste à responsabilité, ça nécessite pas mal d’années chez nous pour bien assimiler ces mécanismes. Il y a une différence entre l’électricité, un Tgbt, un sprinklage, appeler un loyer ou rédiger un bail.
AB : Compte tenu des actifs que tu achètes, ton banquier ne dort peut-être pas bien tous les jours. Â quoi ressemble-t-il ?
FS : Il ressemble à un banquier. Je ne suis pas un marchand. Je ne suis pas là pour découper des centres. Ça correspond tout à fait au crédit-bail. Pour la banque, ça nécessite moins de fonds propres qu’un prêt. Aujourd’hui, on n’a plus de problématique bancaire. Parce que quand tu atteins les 20 centres commerciaux, le banquier a compris. Il ne m’aurait pas financé si ça ne marchait pas. Pour autant, là, j’ai passé mon mois de janvier à voir des comités bancaires pour regarder quelles enveloppes on allait investir cette année. Ça va être plus compliqué sur 2025. Je suis assez pessimiste, non pas sur ma profession, ni sur mes financements, mais sur ce que les organismes bancaires français vont injecter dans l’économie réelle. Le but, c’est de continuer à diversifier nos relations bancaires, de continuer à montrer ce que l’on fait. Aujourd’hui, j’ai dépassé le stade de la problématique de lever de la dette ; ce qui n’était pas simple au démarrage.
