J.-J. Martel : l’encadrement des loyers commerciaux, fausse bonne solution ou bonne fausse solution ?

17 novembre 2025


Faut-il ou non encadrer les loyers de commerce ? La question posée à quelques mois des élections municipales fait grand bruit. On trouvera pourtant peu d’acteurs de la filière commerce-immobilier de commerce pour répondre par un «oui» franc et massif. Le principe de la liberté du commerce est une première raison ; le mécanisme de l’offre et de la demande qui fait monter les prix à cet endroit et descendre à tel autre en est une seconde. Meilleur est un site, plus il est cher ; jamais un bailleur ne sera satisfait par la vacance de son bien, aucun commerçant ne s’installera dans un local vacant pour le seul plaisir de rendre service au propriétaire ! Jean-Jacques Martel et Margaux Maquignon, experts immobiliers de justice, analysent ici les causes de ce marketing politique préélectoral en repartant des grands principes de la formation du bail. Mais aussi – et surtout – ils ajoutent six propositions pour renouveler les modalités de ce contrat en l’adaptant aux exigences des nouveaux cycles économiques.   

Lille, Lyon et Bordeaux…  L’encadrement des loyers commerciaux  Fausse bonne solution ou bonne fausse solution ?

L’encadrement des loyers est un sujet à la mode. Mais s’il s’apparente manifestement à du marketing de campagne électorale. Du déjà vu, essentiellement adressé au vraiment petit commerce et dont le mécanisme ne résiste pas à une analyse un peu fine. Ce que font ici Jean-Jacques Martel et Margaux Maquignon, en affirmant d’emblée qu’il n’offrirait d’ailleurs aucune perspective de revitalisation au centre-ville. Les deux experts immobiliers de justice ne se bornent pas à revenir sur l’origine de la formation du bail et l’évolution des valeurs locatives. Ils évoquent six pistes pour adapter sa gestion à l’évolution naturelle du marché. Utiles perspectives teintées de médiation et conciliation, d’indexation compatible avec le marché, de durée du bail avec les nouveaux cycles économiques, entre autres… 

Par Jean-Jacques Martel, expert agréé par la Cour de cassation, président d’honneur de la Compagnie Nationale des Experts de Justice Immobiliers (Cneji) et Margaux Maquignon, expert en diagnostics d’entreprises près la cour d’appel de Douai

Les commerçants de la ville de Lille sont en émoi. Asphyxiés, ils s’en remettent à la bonne vielle technique de la pétition pour attirer l’attention des pouvoirs publics sur leur sort ou plutôt sur le sort de leurs loyers…ou peut-être au passage pour susciter la compassion de leur bailleur ?

Ainsi on peut lire sur le réseau social professionnel Linkedin ce post explicite :

«À Lille, avoir une boutique indépendante, ça devient de plus en plus compliqué. Pour vous donner une idée : chez Lunettes de Zac, on paie 4 700 € Ttc de loyer chaque mois (40 m² + atelier + étages en mauvais état). Sans parler des assurances, impôt foncier et les charges. Pour un petit commerce de quartier. Et encore, j’avais négocié ! Et je ne suis pas la seule. Comme Juliette S. qui a lancé la pétition À Lille, les loyers commerciaux étranglent les commerces. Il est temps d’agir, des centaines de commerçants lillois sont concernés. Depuis 3 ans, on voit beaucoup de nos voisins fermer. Comment tenir dans ces conditions ? » La pétition a recueilli plus de 3 000 signatures… Ce bon «score» interpelle et reflète une réalité économique. Il ressemble pourtant à une bouteille qu’on jette à la mer avec un message d’espoir dont on ne sait pas quand il sera lu !

La réponse est-elle politique ? Martine Aubry proposait déjà un blocage des loyers en 2017 et en 2022. Les maires écologistes de Lyon et Bordeaux se manifestent également si l’on en croit la publication de France Info Nouvelle-Aquitaine en date du 26 septembre à 19h34..

L’encadrement des loyers, serpent de mer préélectoral

Lors de la conclusion du bail, le locataire accepte un loyer basé sur un business plan ; qu’il présente d’ailleurs généralement à tous ses interlocuteurs. Les enseignes disposent d’ailleurs d’études de marché ou de chalandise très performantes… Le loyer est donc, dès le départ, mis en perspective du chiffre d’affaires. Le loyer d’entrée s’établit donc à partir de deux composantes interdépendantes :

• Les prétentions du bailleur au regard du marché et peut être de son investissement initial,

• Les perspectives économiques du preneur sur son activité.

Ce loyer dit valeur locative de marché est défini dans la Ve édition de la Charte de l’expertise en évaluation immobilière parue en mars 2017.

Ces conditions économiques sont établies pour neuf années conformément au statut des baux commerciaux réglant les rapports entre bailleurs et locataires en ce qui concerne le renouvellement des baux à loyer d’immeubles ou de locaux à usage commercial, industriel ou artisanat[1]. Si, au cours de cette période, le business plan du preneur se trouve contrarié (crise économique, sectorielle, sanitaire, difficultés personnelles), il n’aura pas d’autre choix que d’attendre l’expiration de son bail[2] pour voir fixer son loyer à la valeur locative à l’occasion d’une demande de renouvellement. Rappelons que la fixation à la valeur locative pour le preneur est automatique. Pour le bailleur, elle est soumise à plusieurs conditions permettant ainsi de consacrer le principe de plafonnement du loyer.

Si la négociation avec le bailleur semble accessible sur le papier, la principale difficulté n’est souvent pas le loyer en lui-même mais plutôt les conséquences d’une baisse du loyer sur l’économie du bailleur : plan de financement de son achat initial et valeur vénale in fine de l’immeuble. Certaines foncières préfèreront même voir un locataire défaillant ou une cellule vide plusieurs mois préservant ainsi un niveau de loyer facialement élevé évitant ainsi une baisse publique de la valeur de l’actif…

L’écosystème du commerçant et de son activité a évolué pour aboutir au statut des baux commerciaux d’après-guerre[3], conçu pour apporter stabilité et prospérité aux commerçants. Il contribuera ainsi aux Trente glorieuses et compensera le faible régime de retraite des commerçants. En imaginant une propriété immatérielle «le fonds de commerce», le législateur imaginait assurer un capital au cédant pour ses vieux jours.  

Depuis les années 2000 et la crise de la bulle Internet, les investisseurs financiers se sont rués vers l’or immobilier commercial entraînant un effondrement progressif des taux de rendement (bien aidé par la baisse des taux d’intérêt et l’afflux de liquidité post 2008). La valeur vénale des murs commerciaux s’est envolée et ces nouveaux bailleurs ont tronqué la vieille blouse du père de famille contre l’arme fatale du tableau Excel. Dans l’ancien monde, le propriétaire n’était autre que le commerçant devenu retraité, l’immeuble commercial était payé depuis fort longtemps et le loyer constituait la rente de l’ancien commerçant. Il avait donc tout intérêt à ne pas mettre en difficulté son successeur.

Ces baux étaient basés sur la confiance ; leur situation juridique se trouvait donc souvent négligée, à tel point que la tacite prorogation était monnaie courante, le preneur imaginait même faire quelques fausses économies en s’évitant des frais de renouvellement… Bref, le changement de paradigme du nouveau bailleur (financier, emprunteur et investisseur financier) a permis à ces investisseurs de dénicher sans trop chercher de jolies pépites financières ! Les immeubles commerciaux dont les baux étaient laissés en jachère depuis bien longtemps leur ont ainsi permis des effets de leviers très importants.

L’augmentation des premiers baux par ces nouveaux investisseurs a emballé la machine et la course à l’échalote de l’augmentation des loyers commerciaux s’est engagée (particulièrement à Lille) puisque la méthode de détermination de la valeur locative chère à l’article L145-33 du Code de commerce précise : «Le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative. A défaut d’accord, cette valeur est déterminée d’après : les caractéristiques du local considéré ; la destination des lieux ; les obligations respectives des parties ; les facteurs locaux de commercialité ; les prix couramment pratiqués dans le voisinage».

Ainsi, les prix couramment pratiqués dans le voisinage par ces nouveaux investisseurs a directement impacté les baux en place depuis fort longtemps…

Si l’on ajoute à cette nouvelle donne : la crise Covid qui a accentué l’endettement des commerçants, la crise Ukrainienne qui a, entre autres, fait exploser le coût de l’énergie, l’explosion des indices d’indexation des loyers et l’essor de l’e-commerce made in «Amazon, Shein, Temu», le commerçant d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui qui logeait au-dessus de son commerce.  A l’évidence, la propriété commerciale comme future rente du retraité, doit être «réinventée» ; le fonds de commerce ne se cède plus comme avant et le droit au bail ne se cède plus du tout.

Mais revenons à l’émoi suscité et aux réflexions que nous pourrions mener dans l’attente d’un apaisement politique. La dernière loi significative[4] avait déjà proposé quelques mesures d’atténuation comme le plafonnement du déplafonnement… Cette formulation barbare ne parle malheureusement à personne et surtout connait des exceptions pour les cas qui seraient les plus concernés. Comme évoqué, le loyer est initialement déterminé selon une double considération tenant à chacune des parties. La difficulté lors du renouvellement, c’est la disparition de ces deux jambes, seul subsiste le concept de «l’intérêt pour le commerce considéré[5]» qui se soupoudre encore çà et là.

La Charte de l’expertise définit assez bien la valeur locative de marché : «Le montant pour lequel un bien pourrait être raisonnablement loué à la date de l’expertise. Elle s’analyse comme la contrepartie financière annuelle de l’usage d’un bien immobilier dans le cadre d’un contrat de bail». La Charte semble trouver l’équilibre de la notion au regard de sa conception initiale. Elle définit également la valeur de renouvellement : «Elle est légèrement différente de la valeur locative de marché, car dans le renouvellement d’un bail commercial, il faut tenir compte non seulement des critères liés au marché, mais aussi des obligations propres du bail, de la destination contractuelle des lieux, des charges, des conditions du bail passé, et de certains plafonnements ou majorations.», en finissant même par une formule ambiguë «mais aussi de l’historique entre bailleur et preneur».     

«Le bailleur ne doit pas être l’associé du preneur». Cette affirmation reste vraie. Mais quand le preneur ne peut plus payer son loyer et que le local reste vacant[6], le bailleur ne se trouve-t-il pas tout de même, de facto, associé à la déconfiture de son preneur ? Il est évident qu’il ne faille pas tomber dans le travers inverse de la dictature de l’économie du preneur. L’économie doit rester «de marché» ; les mécanismes d’augmentation de certaines situations locatives «incongrues» doivent pouvoir être mis en œuvre. Il ne serait pas équitable de faire pencher la balance de l’autre côté. Le loyer commercial doit pouvoir s’ajuster, il ne doit pas être sacralisé et ne pas devenir, non plus, une rente pour le preneur.

Le loyer nait «économiquement» mais se renouvelle «juridiquement». Cette mutation sémantique semble être au cœur de la problématique. Le régime juridique du bail commercial dépend du Code de commerce alors que le renouvellement du prix du loyer se traite devant le juge civil. Il existe pourtant un tribunal de commerce en devenir des affaires économiques… De manière honnête, la fixation du loyer est-elle une question d’économie ou de droit ? La seule chose qui intéresse, tant le bailleur que le preneur, n’est-elle pas de savoir à combien sera fixé le prix du bail ? Le reste n’étant bien souvent que littérature…

Quelques propositions préservant les intérêts bailleur/preneur lors du renouvellement

1. Distinguer la valeur locative du loyer de renouvellement du loyer initial

La valeur locative de renouvellement ne s’oppose pas à la valeur locative de marché initiale. Elle doit en être le prolongement et donc être appréciée selon la double approche intérêts bailleur/preneur. Elle est définie dans la Charte de l’expertise et constatée dans la doctrine. Les dispositions de l’article L.145-33 du Code de commerce doit comprendre un critère plus économique de l’activité[7].  

2. Adapter la durée du bail au raccourcissement des cycles économiques

La durée du bail est aujourd’hui trop longue, la fixation du loyer ne peut plus s’envisager sur une durée de neuf années consécutives. Les cycles économiques se sont raccourcis et ils ne sont souvent plus longs que cinq années. Il faudrait donc permettre la fixation du loyer à la valeur locative aux termes de la deuxième période triennale soit 6 ans. On favoriserait ainsi la revalorisation de la propriété commerciale et donc du fonds de commerce. L’étau de la durée initiale protectrice du preneur se desserrerait assurément.

3. Favoriser une indexation du loyer compatible avec l’évolution du marché locatif [8]

L’indexation du loyer provoque des situations inédites et paradoxales. Les trois indices répandus que sont l’Icc, l’Ilc ou l’Ilat comporte des imperfections si tentées que l’indice applicable au bail ait été choisi intelligemment à la conclusion[9]. L’Ilc et l’Ilat couramment choisis actuellement ont pour tort d’être composés de l’Indice des prix à la consommation et des prix de la construction. Ensuite, l’Ilc s’en contentera, quand l’Ilat prendra en considération le Pib en valeur… Il est évident que les données macroéconomiques viennent directement influencer un commerce microéconomique sans tenir compte de ses spécificités…

Le décret de 1953 a tenté de contrer les dérives de l’indexation en inscrivant à l’article L145-39 du Code de commerce, une clause d’échelle mobile. En cas de franchissement d’un seuil d’indexation de 25 %, le loyer sera fixé à la valeur locative. On est aujourd’hui contraints de constater que les périodes de crise (2007/2008 et 2024/2025) ont permis de voir ce mécanisme mis en œuvre… A tel point que certains locataires ont pu souhaiter voir l’indice augmenter encore pour atteindre les 25 % et bénéficier d’un retour à la réalité économique[10]… Ce cliquet de sécurité semble efficace, mais il faudrait vraisemblablement en baisser le seuil pour favoriser le retour à la réalité. Sans doute un seuil de 20 % permettrait une indexation légitime des loyers et la prévenance des dérives inflationnistes.

4. Prendre en considération une double méthodologie d’expertise pour fixer le loyer de renouvellement : méthode par comparaison et méthode par le taux d’effort

Comment ne pas envisager la prise en compte du taux d’effort dans la méthodologie d’expertise[11] ? Il est évident que cela supposera une analyse plus approfondie de la situation par l’expert et quelques compétences économiques pour le juge de loyers. Toutes les branches d’activités connaissent le taux pratiqué et économiquement raisonnable. Il ne sera pas difficile ensuite de pouvoir étudier une éventuelle baisse d’activité et son origine : secteur en difficultés ou défaillance du preneur dans ses qualités de commerçant.

5. Obliger à une médiation judicaire avant la saisine au fond

L’évolution des modes alternatifs de règlement des différends (Mard) est une réalité qu’il est aujourd’hui impossible de négliger. Le contentieux du loyer est parfaitement compatible avec la médiation, la conciliation et même l’arbitrage. Par manque de culture et d’information, les parties rechignent à entrer en médiation. Les juges du loyer devraient pourtant préconiser une médiation judiciaire systématique. Plus d’un dossier sur deux n’arriveraient pas jusqu’au prétoire ; l’économie jouant son rôle autour de la table.

6. Faciliter une procédure de conciliation devant le président du président du tribunal des affaires économiques (ex-tribunal de commerce) en cas de difficultés au cours de la première période triennale.   

Enfin dans la continuité des modes alternatifs de règlement (Mard), il existe depuis longtemps une procédure spéciale de conciliation devant le président du tribunal des affaires économiques. Cette dernière, méconnue en ce qui concerne les difficultés d’avec le bailleur, permet aujourd’hui de trouver des solutions au cours de la première période triennale. L’ajustement d’un loyer initialement mal défini au regard de l’activité est possible. Le tribunal des affaires économiques est le lieu idéal pour mettre en perspective l’intérêt de chacune des parties, le tout sous l’égide de professionnels du commerce…      

Notre société est aujourd’hui fracturée faute de savoir se renouveler. L’exemple des loyers commerciaux est une illustration parfaite. Il faudrait, à défaut de pouvoir discuter constructivement, encadrer les loyers commerciaux… qui le sont déjà ! Cet encadrement politique des loyers a déjà été mis en œuvre pour le logement. On connait les résultats. Là encore, les propriétaires préfèrent ne plus se soumettre entraînant une forte baisse de l’offre et une impossibilité immédiate des jeunes à se loger.

L’encadrement, ou plutôt le blocage des loyers, bien que slogan de campagne électorale affriolant, resterait malheureusement une formulation marketing électoraliste et simpliste qui n’offrira aucune perspective de revitalisation commerciale des centres-villes…


[1] Décret n°53-960 du 30 septembre 1953 

[2] Exception faites des possibilités offertes par les articles L145-38 ou L145-39 du Code de Commerce difficiles à mettre en oeuvre

[3] F. AUQUE, Lexis Nexis, Rev Loyers et Copropriété, avril 2025 n°4, étude n°9, «  ».

[4] LOI n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, dite Loi Pinel

[5] J.-J. Martel, Revue EXPERTS, n°101, 2012 avril « l’intérêt pour le commerce considéré »

[6] Maissa DOUFFI, mémoire de master ICEU (Université de Lille) « La vacance commerciale en centre-ville », août 2025

[7] J.-J. Martel, AJDI, oct 2010, point de vue, 681, « bail commercial : à propos du loyer de renouvellement » 

[8] F. Planckeel, M.-O. Vaissié, J.-J. Martel, G. Delattre, Etats généraux des baux commerciaux Université Paris Dauphine, 24 Oct 2013, Rapport sur l’indexation et la révision du loyer en cours de bail (Chapitre 6 extrait de l’ouvrage collectif édité par LEXIS NEXIS en mai 2014)

[9] J.-J. Martel, AJDI, janv 2009, étude, page 6, « ILC ou ICC que choisir ? »

[10] J.-J. Martel, AJDI, point de vue, nov 2023, 721 ? « Clause d’échelle mobile dans le bail commercial : retour vers le futur ? »

[11] J.-J. Martel, M. Noel, Lexis Nexis, Rev Loyers et Copropriété, avril 2025 n°4, étude n°10, « L’intérêt du rapport d’expertise amiable sur les valeurs immobilières ou économiques… qui dit mieux ?».

error: Content is protected !!