P. Jacquot : 20 ans d’Ilc, sa flambée, ses défauts, ses vérités

1 octobre 2025


Ceci n’est pas un droit de réponse. C’est, de façon contradictoire, le prolongement d’une réflexion engagée il y a quelques jours dans ces colonnes par Me Gilles Hittinger-Roux sur les méfaits et les méandres d’un indice qui peine à tenir ses promesses. Les deux avocats sont favorablement connus des milieux du commerce. Désormais calmée, la flambée des prix a poussé le thermomètre de l’indexation aux sommets, alors même qu’explosait le prix des matières premières et de l’énergie, entre autres… et que le volume des ventes s’effondrait. Me Pascal Jacquot ouvre ici une réflexion sur l’effet de cet indice envers les petits et gros commerçants et sur le choix d’autres indices utlies à la signature des baux. Une porte s’ouvre sur l’horizon.

L’ILC N’EST PAS UNE FATALITE

La leçon de la légende de Sissa

Toute proposition réclame une réponse. C’est ce que se propose de faire Me Pascal Jacquot, en apportant des éléments de réflexion sur le pourquoi et le comment de l’Indice des loyers de commerce. Utile prolongement qui suggère de ne pas s’en tenir au seul constat que les loyers augmentent, mais suggère d’explorer des pistes capables de ne pas se contenter d’appliquer l’Ilc par un choix paresseux… pour la seule raison que tout le monde le fait.

Dans une tribune du 11 septembre 2025, Me Gilles Hittinger-Roux, avec le brio qu’on lui connait, soutient que l’indexation sur l’Ilc serait désormais «un supplément de loyer». Ainsi, le bailleur s’enrichirait par le seul effet de cette indexation «qui dépasserait l’inflation», en violation de l’objectif de neutralité des créateurs de l’Indice. La faute tiendrait au calcul «opaque» de l’Insee qui éloignerait cet indice des réalités économiques.

Déjà, il n’y a rien «d’opaque» dans le calcul de l’Indice des loyers de commerce. A l’origine, il était composé pour moitié de l’indice des prix à la consommation (Ipc), pour le quart de l’ancien Indice du coût de la construction (Icc) et pour le reste de l’évolution du chiffre d’affaires du commerce de détail (Icav) :décret 2008-1139 du 4 novembre 2008. En 2022, suite à l’explosion de l’e-commerce lors de la crise sanitaire, les fédérations de commerces locataires ont demandé et obtenu que les ventes au détail soient remplacées par l’Indice des prix à la consommation (décret 2022-357 du 14 mars 2022).

Ainsi, par sa composition même, l’Ilc est aujourd’hui composé à 75 % de l’Ipc, dont l’objet est précisément de mesurer l’inflation. En conséquence, si cet indice dépassait l’inflation comme l’affirme Me Hittinger-Roux, cela ne pourrait être dû qu’au dernier quart composé de l’Icc. Or, entre 2022 et 2025, l’Icc a augmenté de 7,95 % et l’Ipc de 10,82 % (source Insee). C’est donc en réalité le contraire : l’Ilc a moins augmenté que l’inflation !

Alors pourquoi cette impression pourtant juste que les loyers ont considérablement augmenté du fait de l’indexation ? La réponse est donnée par la légende de Sissa. En 500 de notre ère, le roi hindou Belkib demande au brahmane Sissa de créer un jeu pour tromper son ennui. Sissa lui présente le jeu d’échecs. Ravi, le souverain demande à Sissa comment le récompenser. Sissa dit au roi de déposer un seul grain de blé sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième et ainsi de suite, la quantité étant doublée à chaque case jusqu’à la soixante-quatrième et dernière.

Amusé par la modestie de cette demande, le roi insista pour que Sissa accepte une plus forte récompense, avant de réaliser, mais un peu tard, qu’il fallait mille six cents ans de récolte pour remplir la seule dernière case. Bien sûr, c’est une légende, mais instructive pour comprendre la notion d’intérêts composés sur laquelle repose l’indexation : l’assiette chaque année est augmentée de l’indexation de l’assiette de l’année précédente… sur la durée d’un bail, le résultat peut être exponentiel !

Peut-on pour autant en déduire que le bailleur s’enrichit du fait de l’indexation. Assurément en euros courants, mais pas en euros constants du fait précisément de l’inflation. Comme le rappelle justement Me Gilles Hittinger-Roux, la clause d’indexation vise à maintenir le loyer à son niveau d’origine en le préservant de l’inflation. La vraie difficulté est que l’Indice des prix à la consommation, qui mesure en France l’inflation, est un indice «politique», comme l’a démontré Florence Jany-Catrice dans son livre éponyme (Ed. La Découverte).

Relever les prix à partir d’un panier de consommation «moyen» dépend évidemment de la composition de ce panier. Or, le choix des produits retenus par l’Insee a déjà changé à huit reprises. De 1972 à 2018, la Cgt envoyait ses propres enquêteurs pour mesurer «son» inflation, de 2 % supérieure en moyenne à celle de l’Insee. De fait, une personne de revenus modestes ne va absolument pas consommer les mêmes produits qu’une personne aisée, sans parler des changements de mode de consommation dans le temps. Bref, l’Insee lui-même a fini par créer un simulateur d’inflation «personnalisée» et présente aujourd’hui de multiples «Ipc», plus variés les uns que les autres.

Mais, en toute rigueur, ce n’est pas tant l’inflation des prix que l’on devrait prendre ici en considération, mais l’inflation monétaire puisqu’on parle de maintenir un loyer en euros constants. Pour calculer cette érosion monétaire, rien de plus objectif, surtout aux yeux de Me Gilles Hittinger-Roux, que de prendre l’indice utilisé par l’administration fiscale pour le calcul de certaines plus-values immobilières ; à savoir le coefficient d’érosion monétaire publié chaque année au «Bulletin Officiel des Finances Publiques» (Bofip).

En comparant sa variation à celle de l’lcc (tableau ci-dessous), on obtient parfois des écarts ; mais jamais au-dessus de 1,5 % : tantôt légèrement en faveur du bailleur (2010-2011 ; 2016-2019 ; 2021-2023), tantôt à son relatif préjudice (2013-2014 ou 2020). Bref, pas de quoi crier en tout cas au scandale.

En réalité, si elle était un phénomène isolé, l’indexation des loyers ne poserait pas tant de problèmes aux preneurs commerçants, mais elle s’ajoute à la hausse des coûts des matières, de l’énergie, voire des salaires ; alors qu’en même temps les volumes de vente baissent en raison de l’arbitrage des dépenses des ménages au profit de la concurrence discount, notamment des pure players. Maintenant, cet effet de ciseaux ne touche pas identiquement tous les secteurs d’activités soumis aux loyers de commerce, et c’est là que le choix trop systématique de l’Ilc par les enseignes est critiquable, car c’est bien d’un choix paresseux dont il s’agit.

Si effectivement Me Hittinger-Roux a raison d’écarter la distinction artificielle ici entre les «petits» commerçants et les «gros», il a tort, à notre sens, de concentrer sa critique sur l’Ilc, qui est d’ailleurs loin d’être le seul indice susceptible d’être appliqué dans un bail commercial. En réalité, les parties sont libres de choisir d’indexer ou non le loyer, et quand elles l’indexent, de choisir un indice parmi les centaines existants, qui retranscrit rigoureusement l’évolution réelle de leur activité, plutôt que des indices aussi contestables que l’Icc, l’Ilat, l’Ilc ou l’Ipc. Il est vrai que cela suppose de se familiariser avec l’économie, et même la finance : effort que trop peu de juristes font.

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